Analyse
Par Yves Raducka
Children Of Mars tient lieu à la fois de teaser et de prélude à Picard. C’est en quelque sorte son épisode 0, sis le 5 avril d’une année de la décennie 2380 (jour anniversaire du Premier Contact de 2063), et il établit ainsi une passerelle entre le film Star Trek Nemesis (se déroulant en 2379) et le pilote de la très attendue prochaine série (débutant quant à elle en 2399).
Kima et Lil, les deux protagonistes de Children Of Mars, écolières d’environ douze ans au WSA de San Francisco, se présentent successivement face caméra.
La première est une extraterrestre humanoïde au sang bleu, dont la mère est anti-grav ringer aux chantiers astronautiques d’Utopia Planitia sur Mars. Mère et fille partage une connivence affective via des grimaces (une langue extensible à la façon de Phlox dans ENT) – probablement endogène à leur espèce.
La seconde est une humaine dont le père est quality systems supervisor de l’installation orbitale martienne. Celui-ci annonce à sa fille attristée que, à son plus grand regret, son travail ne lui permettra pas de rendre visite à sa fille cette année.
S’ensuivent une succession de "chamailleries" entre les deux jeunes filles, visiblement initiées par l’humaine, possiblement par racisme envers l’extraterrestre. Lil fait d’abord tomber le sac de Kima sur le chemin de l’école, celle-ci ratera alors la navette scolaire volante au school shuttle stop. Elle arrivera donc en retard sous le regard réprobateur du directeur vulcain. Puis Lil enverra de sa tablette de cours (translucide of course) vers celle de sa souffre-douleur un dessin caricatural de l’enseignante (Mrs K) dont celle-ci imputera immédiatement la paternité à Kima, la sanctionnant d’une mauvaise note (2). Excédée, cette dernière fera par la suite un croche-pied à sa meilleure ennemie, qui s’étalera entre les rangées de la bibliothèque scolaire (composée de livres en papier). En représailles, Lil poursuivra sa rivale dans les couloirs de l’établissement et s’abattra sur elle tandis qu’elle accédait à son casier. Un symbolique "get up" lancera un violent et haineux free fight entre les deux protagonistes enragées, sous les regards amusés pour ne pas dire complices des autres élèves. Pas mal de temps s’écoulera avant que des adultes (peut-être du services de sécurité) viennent séparer les deux "catcheuses", puis les envoyer au cyber-piquet (devant des écrans de "reconditionnement" (affichant les messages "achieve" et "grow").
Toute cette séquence (où deux gamines qui se crêpent le chignon avant de se taper dessus) sera pesamment rythmée par une chanson de Peter Gabriel sur les rois et les reines de l’univers. Entre dérision et grandiloquence risible...
C’est dans la scène suivante que tout bascule. Dans le gigantesque atrium de l’école en ce jour d’anniversaire du Premier contact Terriens-Vulcains, une news de la chaine FNN surgit sur tous les "smartphones" individuels et les holo-écrans panoramiques : Mars est attaquée par des vaisseaux Rogue Synth, les explosions et les points d’impact se multiplient à la surface et en orbite, les morts s’évaluent à environ 3 000 !
Stupeur et affliction. Le personnel enseignant et les élèves sont tous atterrés, tétanisées. Aucun mot ne suffiraient à décrire cet électro-choc, cette vision d’effroi impensable, incompréhensible.
Dans un caméo statique, la visage statique de l’amiral Jean-Luc Picard apparaît alors sur les holo-écrans pour illustrer son commentaire en direct de l’attaque : "devastating" ! Oui, assurément.
Comprenant alors que leurs parents sont probablement morts, les deux jeunes filles ennemies se découvrent soudain compagnes d’infortunes. Laissant échapper des larmes, elles se prennent finalement la main, réconciliées de leur antagonisme futile par une tragédie commune.
Une scène qui, sortie de son contexte, pourrait sembler aussi mièvre que clichée… mais qui, malgré tout, renforce la tragédie à travers l’impuissance des regards les plus humbles.
Quoique d’une structure fort simple, pour ne pas dire simpliste, ce minisode bénéficie d’une évidente montée en efficacité et en qualité formelle (à la fois tape à l’œil et sobre, grandiloquent et contemplatif) par rapport aux neuf opus Short Treks précédents, comme pour souligner que Children Of Mars n’appartient plus à l’annexe de Discovery mais désormais à la diégèse de Picard.
Toute l’articulation de Children Of Mars se déploie autour d’un contraste disruptif entre la trivialité du quotidien (enseignants et écoliers) et la soudaine irruption de la tragédie, à la fois collective (une attaque létale et sournoise de l’UFP en temps de paix le jour du First Contact Day) et personnelle (les écolières de 12 ans Kima et Lil y perdent vraisemblablement et respectivement leur mère et leur père), véhiculant le traumatisme fondateur et traumatique d’un événement tel le 11 septembre 2001 (façon "où étiez-vous ce jour où tout a changé ?"), vécu à travers les news et les écrans de télévision, mais appelé à infliger une césure chronologique voire une rupture profonde dans la marche de l’Histoire. En somme, on assiste – par l’entremise du regard fragmentaire de quelques anonymes – à un événement déterminant et définissant (« Attack On Mars – Rogue Synths attack Mars – 3000 estimated dead »), dont le spectateur ne sait quasiment rien à ce stade, mais dont découlera très probablement la prochaine série… en renfort de l’affichage de la photographie de l’amiral Picard à la fin (« "Devastating" Picard reacts to Mars attack »).
Le choc émotionnel exposé par Children Of Mars est suffisamment universel pour ne nécessiter presque aucun recours au verbe, le visuel se voulant bien assez édifiant par lui-même, tranchant avec le cadre froid et intimidant des décors somptueux – ou prétentieux selon la perspective – tant par leur design que par leur gigantisme.
Soit l’exercice de style d’un épisode presque muet.
Ainsi, sur les 6’40 minutes de durée utile (i.e. hors crédits) que compte l’épisode, 3’30 tiennent du clip vidéo mettant à l’honneur le hit Heroes de Peter Gabriel (ce qui situe d’emblée de budget de ce "modeste" minisode, sachant que la série Enterprise n’avait jamais pu se payer Beautiful Days de U2 pour son générique principal). Moyennant des dialogues réduits au minimum, l’essentiel de la narration passe ici par le langage corporel (voire le mime), l’expressivité des visages, la sémiologie audiovisuelle (à l’appui du background culturel des spectateurs), et finalement le cadre de vie des ressortissants de la Fédération (sur Terre et indirectement sur Mars).
Mais derrière un "commencement d’histoire" somme toute accrocheur (donnant plutôt envie de découvrir la suite...), et par-delà l’évidente l’exploitation de l’attachement des trekkers pour les vétérans (personnages et acteurs) de TNG & VOY, Children Of Mars lève un voile hautement désillusionné sur l’état de la société trekkienne quelques années après la fin de ST Nemesis.
Car derrière quelques cadres familiers de la TNG era (comme les stations de réparation orbitales et certains décors intérieurs feutrés), avant même l’attaque de Mars, il semble ne rien subsister ici de l’utopie trekkienne, pourtant consubstantielle du label "Star Trek" et, en internaliste, n’ayant cessé de progresser tout au long du 24ème siècle...
Or dans Children Of Mars établi dans les années 2380, le système éducatif se révèle en tout point identique à ceux d’aujourd’hui, l’établissement WSA étant un copié-collé intégral des pires lycées publiques étatsuniens :
- les uniformes rouges des élèves et les navettes de ramassage scolaires jaunes (volantes ici),
- le racisme ordinaire et les violences haineuses entre écoliers,
- la délectation générale des élèves pour les bastons devant l’impéritie des adultes,
- l’injustice systémique des enseignants (Mrs K a-t-elle songé à vérifier la provenance du dessin caricatural avant de punir Kima, et plus généralement, est-ce que cette timide irrévérence méritait une sanction ?),
- la configuration des bibliothèques et des casiers (scènes probablement filmées sans retouche dans un quelconque lycée actuel de LA),
- les postures et les attitudes 100% contemporaines des élèves (recherche de popularité, cyber-exhibition, jeux de domination...),
- les PADD translucides et holographiques omniprésents dans la vie de tous, s’apparentant donc (par les usages et la cosmétique) aux smartphones en vogue présentés au CES de Las Vegas (certes, peut-être pas le CES de cette année, mais disons celui de 2030... donc loin, très loin des années 2380).
- (...)
La relation au monde du travail est également un triste décalque du contemporain, par exemple lorsque le père de Lil avoue être dans l’impossibilité de rendre visite à sa fille durant une année complète ! Quelle cohérence cela a-t-il dans une société d’abondance post-capitaliste, post-exploiteuse, et post-productiviste où travailler n’est plus obligatoire ? A fortiori sachant que Mars et la Terre ne sont qu’à quelques heures de navette à impulsion (et à quelques secondes en distorsion), tandis que les distances locales ont été largement abrogées par la téléportation (sans compter le transworp beam inventé par Scotty selon ST 2009) !?
Et que dire du système médiatique avec les breaking news de la chaîne interplanétaire FNN qui n’est qu’un grossier rip-off de CNN ?! Prétendre aller si loin dans le futur et dans le constructivisme pour assister au même "spectacle" que sur nos gadgets nomades et nos TV connectées !? Vraiment ?
Mais les scénaristes ont-ils seulement réfléchi à ce qu’impliquait vraiment un futur utopique (trekkien ou non), séparé de notre temps et de notre monde par d’innombrables disruptions conceptuelles et révolutions coperniciennes ? Se sont-ils seulement posés des questions avant de plaquer toute la sémiotique contemporaine sur un futur post-TNG ?
Il serait également possible de questionner la crédibilité générale de cette attaque d’envergure, télédiffusée en temps réel, mais ne rencontrant pas de résistance (à croire qu’il n’existe aucun système de défense ou de riposte). Mars est tout de même un site ultra-stratégique (chantiers astronautiques) au sein du système stellaire qui accueille la capitale de l’UFP et le siège de Starfleet au sommet de sa puissance (loin de la Terre novice et isolée de 2153 lors du génocide perpétré par les Xindis dans ENT). Néanmoins, en l’absence d’une connaissance des rapports de force, l’incohérence demeure incertaine voire hypothétique. Notamment parce que les attaquants possèdent peut-être la même technologie que les attaqués, voire mieux.
Venant compléter les trois premières bandes-annonces de Picard, Children Of Mars combine l’impact émotionnel d’un Pearl Harbor martien aux informations contextuelles partielles délivrées on screen pour massivement alimenter le buzz publicitaire et toutes les spéculations des trekkers :
- Est-ce cet événement-là, ou plus exactement la gestion de ses conséquences par l’UFP qui conduira Picard à quitter Starfleet pour devenir vigneron, puis à prendre le maquis avec des Romuliens ? De même, faut-il y voir l’origine de la "retraite sylvestre" de Riker ?
- Ces mystérieux "Rogue Synths" (abréviation pour "synthétiques" ?) perpétrateurs de l’attaque meurtrière sur Mars sont-ils des êtres artificiels créés par l’UFP (par exemple selon le modèle du positronique Data au mépris de la jurisprudence de TNG 02x09 The Measure Of A Man, ou dans le cadre d’une autre singularité IA) ? Auquel cas, Picard pourrait suivre le schéma de Battlestar Galactica 2003 (des androïdes fabriqués pour être esclaves et qui finissent par se rébeller puis exterminer leurs créateurs). Ou bien lesdits Rogue Synths procèdent-ils des Borgs, e.g. via un "héritage" de Hugh & Lore dans TNG 07x01 Descent, Part II, ou une possible "mutation" du collectif suite à l’action de l’USS Voyager dans VOY 07x25+07x26 Endgame ?
- Cette tragédie possède-t-elle un lien (antérieur, postérieur, voire causal) avec la disparition de Romulus suite à l’expansion de la supernova Hobus ? En détruisant les chantiers astronautiques, les Rogue Synths cherchaient-ils à empêcher le sauvetage d’un maximum de Romuliens par l’UFP ? Aussi scientifiquement & sociologiquement absurde que soit cet événement à l’origine de la Kelvin timeline (dans le reboot ST 2009), la ligne temporelle de Picard est néanmoins supposé l’entériner (hélas)...
- Depuis l’attaque de Mars, les Synths sont-ils devenus socialement indésirables, pénalement illégaux, voire pourchassés par les autorités ? Auquel cas, Pahj (la jeune fille brune qui vient solliciter Picard dans les BA de la série) serait-elle une Synth persécutée que le héros en titre s’efforcera de protéger contre la Fédération ?
- Comment Jean-Luc Picard est-il devenu amiral après ST Nemesis alors que son assimilation par les Borgs dans TNG 03x26+04x01 The Best Of Both Worlds était supposée avoir gelé son avancement dans Starfleet ?
- (…)
Conclusion
Toujours est-il qu’en seulement six minutes, ce dernier Short Treks – qui "prequelise" Picard – aura réussi l’exploit de tuer, ou du moins de terrasser le personnage en titre du Trekverse, à savoir l’utopique Fédération (UFP) du 24ème siècle, devenue ni plus ni moins désormais les USA contemporains, augmentés simplement d’un (gros) bonus technologique !
C’est-à-dire exactement ce que firent les trois films Kelvin entre 2009 et 2016, mais désormais appliqué au siècle – et aussi à la timeline – de TNG !
Cela ne surprendra toutefois personne étant donné l’invariance des showrunners/producteurs depuis 2009, les bandes-annonces de Picard (toutes transparentes sur ces questions), et les dernières déclarations de Patrick Stewart (qui ne dissimulent rien des objectifs transpositionnels et idéologiques de la prochaine série).
Pour des raisons intradiégétiques précises qui restent encore à découvrir (mais probablement en prise avec le contenu de Children Of Mars), le héros mythique de TNG ("Mister Star Trek" himself) va rejoindre le camp des rebelles contre une UFP sombrant dans une fausse utopie (au mieux), ou dans un ersatz d’Empire galactique (au pire). Soit un schéma ultra-ressucé (et essoré jusqu’à la moelle) dans l’imaginaire (notamment en fantasy) mais auquel le Star Trek historique avait systématiquement et délibérément échappé jusqu’en 2005, dans la mesure où l’idéal trekkien relevait d’une réussite collective et sociétale, non individuelle et contre-sociétale. D’où e.g. le refus obstiné de Benjamin Sisko à relier la "cause" infondée du Maquis de DS9...
Alors bien entendu, il serait tentant d’arguer des quelques dérives ponctuelles au sein de l’UFP originelle du 24ème siècle (Bruce Maddox dans TNG 02x09 The Measure Of A Man, l’amiral Anthony Haftel dans TNG 03x16 The Offspring, l’amirale Norah Satie dans TNG 04x21 The Drumhead, l’amiral Leyton dans DS9 04x12 Paradise Lost, Benjamin Sisko dans DS9 05x13 For The Uniform voire dans DS9 06x19 In the Pale Moonlight, l’amiral Matthew Dougherty dans ST Insurrection, l’agent Luther Sloan dans DS9, l’éditeur dans VOY 07x20 Author, Author…). Sauf qu’il s’agissait là exclusivement d’anticorps rapidement endigués par le système lui-même ; et loin d’invalider les fondements utopiques de l’UFP, ils la renforçaient dans sa capacité à s’autopréserver, même en période de guerre (lorsque le pronostic vital était engagé). Ces problématiques ouvraient toujours de passionnants débats éthiques, conduisant à des départs essentiels entre cynisme et réalisme, entre naïveté et idéalisme, entre perfection et utopie... mais sans jamais y sacrifier cette dernière. Et surtout, en aucune circonstance, cela ne conduisait à une régression conceptuelle du topos et de la raison d’être trekkienne à l’aune d’une vulgaire homothétie futuriste des USA, ce qui aurait constitué le pire des reniements possibles de l’univers sans pareil créé par Gene Roddenberry puis crédibilisé par Rick Berman.
Malheureusement, il semblerait que les Star Trek abramsien puis kurtzmanien ne puissent pas se penser autrement que comme des extensions triviales du contemporain, où le suivisme le plus bienpensant se décline toujours par des dystopies structurelles dont la seule fonction est des glorifier les héroïsmes personnels.
Bref, prions Q pour que la série Picard déjoue ces pronostics, et qu’elle ne se résume pas à une énième variante idéologique de Kelvin et de Discovery... quand bien même davantage séduisante – ou davantage illusoire – grâce à un rythme moins "blockbusterien" et surtout à la présence iconique (et anxiolytique) des fan favorites (non recastés cette fois) du Star Trek qui fut.
Cette ligne de programmation ne sert qu'a formaté proprement les lignes de textes lors d'un utilisation sous Mozilla Firefox. J'aimerais pouvoir m'en passer mais je ne sait pas comment, alors pour l'instant. Longue vie et prospèrité